Onze Heure Onze Orchestra. Photo: Noé Cugny

Onze Heures Onze Orchestra

[Français]

 

Onze Heures Onze. Sur un cadran numérique, on voit une séquence de uns, divisée en quatre alignements de deux barres verticales, parallèles, symétriques, ordonnées, rythmées.

À Paris, on voit un collectif de musiciens qui creusent une musique souvent portée sur l’écriture, cherchant à trouver de la liberté dans des contextes très stricts, de la beauté dans  des approches exigeantes.

Ils sont fédérés par le pianiste Alexandre Herer qui fait des pieds et des mains pour faire vivre cette communauté de furieux. De l’association de Herer et de ses camarades de conservatoire Olivier Laisney (trompette), et Julien Pontvianne (saxophone ténor) naît en 2010 le collectif, qui sert en premier temps de structure pour engendrer des concerts, des enregistrements.

“C’était des rencontres, des invitations, des collaborations artistiques, des aides pour faire avancer un projet,” dit Herer qui voit s’ajouter aux groupes initiaux OXYD et le AUM Grand Ensemble avec Richard Comte et Thibaud Perriard, de nouveaux acteurs. Des musiciens l’appellent quand ils ont besoin d’un coup de main pour produire un disque, trouver une salle, organiser un événement. Et très vite, le Onze Heures Onze, c’est un festival annuel, et c’est un label qui réunit des artistes comme Magic Malik, le Octurn de Bo Van Der Werf, Stéphane Payen, et plus récemment Rodolphe Lauretta.

Des musiciens parmis lesquels on compte beaucoup de compositeurs. L’écriture pour beaucoup d’entre eux est vraiment centrale dans la manière de concevoir la musique. Pas question de standards, nous, on avance, on cherche. “C’est l’envie de créer — sans forcément innover, c’est un grand mot — mais de créer quelque chose de personnel,” raconte Herer. “Un son personnel, au sein d’un son de groupe. Qu’on aie envie d’avancer ensemble avec un groupe, de quitter un peu ce truc de soliste avec ses musiciens.”

Alexandre Herer

“On avait vraiment envie de faire ça, un grand ensemble qui définisse un petit peu l’esprit du label,” explique Laisney. L’envie est là, reste plus qu’à faire marcher le téléphone et ni une ni deux, en 2014 Herer a bâti un ensemble qui va permettre de générer le son global du Onze Heures Onze, c’est l’Orchestra.

Le line-up, c’est le suivant: Alexandre Herer (piano, Fender Rhodes), Olivier Laisney (trompette), Stéphane Payen (saxophone alto), Denis Guivarc’h (saxophone alto), Julien Pontvianne (saxophone ténor), Johan Blanc (trombone), Michel Massot (tuba), Stephan Caracci (vibraphone), Joachim Govin (contrebasse), Florent Nisse (contrebasse), Thibault Perriard (batterie) et Franck Vaillant (batterie).

“C’est un sacré bazar,” me confirme Payen à la première évocation de la formation. Un bazar oui, mais on y réfléchit. Et tout le monde est invité à écrire, pas d’exception, tout le monde à quelque chose à dire. “Moi je défends le fait de faire de la musique à plusieurs, c’est surtout ça,” dit Payen. “J’en défends pas une, je défends l’idée de se retrouver à plusieurs et de faire quand même un truc ensemble.” Au Onze Heures Onze,  pas de leader, pas de maître à penser, on se met à la ligne et on crée ensemble. 1, 1, 1, 1…

Une par une donc, les compositions prennent forme, et on voit naturellement un thème qui se dessine: Laisney est plongé dans la musique du compositeur italien Giacinto Scelsi, Herer s’intéresse à l’oeuvre de Steve Reich, Payen analyse les études de Gyorgy Ligeti de son côté. C’est trop beau, il suffit de décréter pour de bon que ce disque gravitera autour de grands compositeurs du XXe siècle. Il faut dire que bien que souvent placés sous la rubrique “jazz” au rayon “enfants spirituels de Steve Coleman”, les musiciens du Onze Heures Onze trouvent une proximité avec la musique que l’on dit contemporaine, étiquette qui abrite des mondes où les musiques arborent leurs qualificatifs les plus délicats: minimalistes, atonales, parfois même spectrales !

“Quand les gens viennent nous voir, ils savent qu’ils ne viennent pas forcément voir du jazz,” ajoute Laisey. “Ils savent qu’il y aura quelque chose derrière avec des principes, des idées qui viendront vraiment définir une couleur.”

Une semaine de résidence au Triton de Pantin en 2015, suivi d’un premier concert qui vient matérialiser tout ça, et c’est officiel. L’Orchestra est in business. On attend fin 2016 et toute la troupe se retrouve en studio accompagnés de leur fidèle ingénieur son Pierre Favrez pour enregistrer 14 titres.

Julien Pontvianne

Quatorze compositions originales, c’est bien assez pour deux disques. Alors on en garde quelques unes au chaud et on met au monde, en Septembre 2016, le Onze Heures Onze Orchestra, Volume 1, qu’on accompagne d’un concert de sortie au studio de l’Ermitage. Un premier disque qui comprend déjà une composition de virtuellement chaque membre du groupe. Ça oscille, ça s’entremêle, ça s’écoute, ça tourne, ça bastonne, ça se calme, et rebelotte. Il y a de l’ambition et de l’espace. De l’équilibre, de la tension, des couleurs. On en prend plein la face et on en redemande.

Les invités sont de marque. Magic Malik évidemment, qui ouvre la danse en proposant un de ses fameux XP (ensemble de codes de composition propre au flûtiste). L’ensemble s’engouffre dans l’hypnotisme mathématique de Malik qui lui, survole avec sa grâce habituelle le champ de bataille. Ça titube sans tomber, ça superpose, ça talea, ça color, ça Messaien. C’est du Malik.

On a l’impression d’être embarqué dans une course frénétique contre une montre interdimensionnelle avant de subir un coup de frein à main, comme à la vue du rebord d’un précipice sans fond. C’est le “Yog Sothoth” (titre évoquant la mythologie de H.P. Lovecraft) de Laisney qui nous attire vers le fond avec une autorité grave. L’oeuvre de Scelsi y est déclinée, stylisée pour retenir le jet contemplatif, majestueux.

Herer s’attaque au “Proverb” de Steve Reich. Très littéralement dans un premier temps, pour mieux l’accentuer plus tard à l’aide de la puissance de feu que lui confère la formation. Le côté scénique, théâtral de la pièce en est décuplé. Ça tabasse, c’est le drame.

Encore un coup de frein à main violent avec “This is Where the Sea Ends,” la composition de Julien Pontvianne inspirée des travaux d’Alvin Lucier. À la manière de ce dernier qui jouait de résonances, longues notes tenues et autres artifices acoustiques, Pontvianne vient dilater le temps, l’étendre de tout son long. On émerge au ralenti d’une mer immobile. Une grande respiration, et puis ça repart.

Ça repart avec un carrousel polyrythmé inquiétant qui fait résonner le premier titre de Malik. Pas de place pour les hasards ici, il s’agit de la “Fanfare pour Denis”, écrite par Stéphane Payen. Ce dernier me raconte que la pièce est née d’une analyse qu’il menait sur une des étude pour piano de Gyorgy Ligeti intitulée… « Fanfares ». Ce que Payen y a trouvé, c’est une construction théorique absolument identique à celle des XP de Malik. Et entre le travail de Payen et la musique de Malik, il y a un personnage qui s’impose avec une grande évidence, c’est Denis Guivarc’h. Ne reste plus au grand Denis que d’arriver comme un prince et de rentrer dans le lard. Et ça, m’sieur Guivarc’h, il sait faire. À l’aise dans ses baskets, il cogne, il incise, il esquive. On accélère ? Pas de problème ! Et vlan, tiens, des mandales qui tombent à deux mille à l’heure, c’est cadeau !

Et puis d’un coup, plus rien. Comme si on venait d’encaisser le coup de grâce, on est catapulté dans la stratosphère, dans une nouvelle dimension à part, un peu sinistre, pittoresque, jubilante. Ce sont les musiques dites statiques de Ligeti, les « Apparitions » et les « Atmosphères » que Payen a décidé de nous servir au tournant, sans crier gare. L’espace est subitement élargi et on se retrouve en flottement complet, juste assez de temps pour commencer à s’y plaire avant un dernier clin d’œil à Nancarrow sous la forme d’une coda disons ambitieuse.

On conclut avec un deuxième invité fringuant en la personne d’Alban Darche, ami et invité régulier du collectif, qui propose une tambouille du “Tiento” de Maurice Ohana mêlé au “Zortzico du 6ème mouvement de la suite España pour piano d’Isaac Albeniz. Intervention musclée, Darche fait péter à coup de baryton une dernière montée d’intensité qui s’inscrit indéniablement dans les codes de l’orchestre. Tout le monde est content. Rideau, suite au prochain épisode.

Cinquante minutes de musique pour mettre en lumière une approche collective qu’on veut défendre. De la musique dite chargée, par son élaboration parfois complexe et sa suite de concepts théoriques costauds, qui passe étonnement très vite. C’est le génie de ces messieurs qui n’en savent peut-être que trop sur le rythme. Créer la surprise, marier une grande variété de sons et de textures sous l’ombrelle d’une personnalité marquée. Les individus qui forment le tout. 1, 1, 1, 1…

L’Orchestra se produira encore une fois à Paris le 12 Décembre 2017 à la Petite Halle de la Villette. La sortie du Onze Heure Onze Orchestra, Volume 2 est prévue pour le 16 mai 2018, accompagnée d’un concert au Studio de l’Ermitage.

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